Notes et rapports

La réussite étudiante au regard des savoirs universitaires – Rapport de recherche de l’Open Lab In’Pact

Comprendre les facteurs explicatifs de la réussite ou de l’échec à l’université, telle est l’une des ambitions de l’Open Lab In’Pact de l’université de Bordeaux. Dans ce nouveau rapport de recherche, l’Open Lab poursuit cette exploration des déterminants de la réussite en favorisant cette fois-ci une entrée par les savoirs disciplinaires, à l’heure où la prise en compte des spécificités épistémologiques, liées aux structurations des savoirs en jeu, n’est que trop peu privilégiée dans les travaux actuels. La question est pourtant centrale lorsqu’il s’agit de comprendre l’acculturation des étudiants à ce nouvel environnement qu’est le milieu universitaire !

Introduction

Généralement, les enquêtes sur la réussite ou l’échec à l’université mettent l’accent sur trois types de variables :

  • les caractéristiques préalables des étudiants : du point de vue de leur catégorie socio-culturelle, du type de baccalauréat obtenu, des conditions matérielles, économiques ou d'habitation, des pratiques culturelles, des sociabilités, de la motivation, de l’identité juvénile… (e.g., Couto & Valarcher, 2022 ; Hamel, 2021) ;
  • les caractéristiques de l’institution universitaire : massification des effectifs et faiblesse de l’encadrement, réduction des financements publics… (Aslett & Roiné, 2024) ;
  • les pratiques enseignantes : des pratiques pédagogiques (Duguet, 2015) aux manières d’enseigner (Barry, 2018).

À l’intérieur de ce troisième groupe, peu d’études placent au centre de leur dispositif d’analyse la question des spécificités des savoirs et de leur acquisition différentielle en fonction des disciplines enseignées, ou, dit autrement, des « réalités intellectuelles universitaires quotidiennes auxquelles sont confrontées les étudiants » (Millet, 2003, 8) eu égard aux savoirs enseignés.

Quelles sont les caractéristiques des savoirs enseignés à l’université ? Celles-ci sont-elles de nature différente des savoirs scolaires enseignés lors de la scolarité secondaire ? Si tel est le cas, l’analyse de ces différences est-elle susceptible de documenter la question des difficultés rencontrées par les étudiants dans l’acquisition des savoirs universitaires (notamment dans les premières années d’étude) et d’apporter un regard complémentaire aux recherches traditionnelles sur la réussite et l’échec ?

Nous repérons dans la littérature deux manières de travailler la problématique des savoirs universitaires. La première tente de qualifier ceux-ci d’un point de vue générique (objet de la partie 1 de cette présente note), la seconde, considère les variations qui existent d’un champ disciplinaire à l’autre (partie 2).

1. De nouveaux types de savoir

Lorsque les étudiants arrivent à l’université, ils découvrent de nouvelles manières d’appréhender les savoirs transmis.

1.1. Des savoirs « problématisés »

Pour Baillet et al. (2021), « les savoirs enseignés à l’université comportent en eux-mêmes des difficultés potentielles » pour les lycéens qui intègrent l’université (Baillet et al., 2021, 7). Les nouveaux étudiants découvrent qu’ils ont affaire à des savoirs différents de ceux appris dans la scolarité secondaire. Quelles sont ces particularités ?

Les savoirs à l’université sont en grande partie des « savoirs problématisés », dans la mesure où ils émanent de pratiques de recherche (la plupart des enseignants sont aussi chercheurs ; l’université est en même temps le lieu de production des savoirs et le lieu de leur enseignement) et sont le produit d’une confrontation sans cesse questionnée entre modèles théoriques et données empiriques.

Par « savoirs problématisés », les auteurs entendent que ces savoirs font référence à la fois aux questions et problèmes qui se manifestent à leur origine, mais aussi « aux conditions dans lesquelles les recherches sont menées et aux contraintes (intellectuelles, matérielles) auxquelles les chercheurs sont confrontés, à leurs questionnements, aux débats que les recherches ont fait émerger, etc. » (Baillet et al., 2021, 12). Autrement dit, à la différence des savoirs enseignés dans la scolarité secondaire, les savoirs universitaires sont présentés le plus souvent en faisant référence aux questions qui se sont posées à l’origine de leur élaboration, aux débats qui persistent ou émergent dans la communauté scientifique, voire aux recherches en cours qui sont susceptibles de les corriger. Les savoirs sont ainsi fortement colorés par la recherche et les « pratiques-sources1 » (Rey et al., 2004) qui les ont générés.

Ces caractéristiques peuvent entraîner des difficultés chez certains étudiants qui « se demandent ce qu’ils doivent mémoriser : les problèmes initiaux ? l’ensemble des résultats des recherches ou uniquement la solution conclusive (pour autant qu’il y en ait une) ? » (Baillet et al., 2021, 14)

Lorsque « les notions en débat, ou les résultats de recherche non encore stabilisés » (id., 14) font partie intégrante du cours, certains étudiants semblent perturbés par la valorisation des questions sur les résultats, des constructions théoriques et des méthodes sur les faits stabilisés.

En outre, ils semblent désorientés par ces nouveaux types de savoir fortement teintés par les questions de recherche (pratiques-sources) et préféreraient que leur soient présentés des savoirs [qu’ils voudraient] « utiles » eu égard aux pratiques professionnelles cibles.

1.2. Des savoirs présentés sous forme de textes multiples composites

Une deuxième caractéristique des savoirs du supérieur est qu’ils sont transmis selon une « forme universitaire » (Demailly, 2008) relativement homogène2. Celle-ci consiste à présenter les savoirs sous forme de textes (prédominance du discours professoral, cours magistraux) autonomes des « pratiques sociales de référence »3 (Martinand, 1992) notamment professionnelles.

Cette mise à l’écart des pratiques de référence, contribue à ce que les textes du savoir se présentent le plus souvent comme auto-référentiels et circulaires ; c’est-à-dire qu’il faut, pour les comprendre, que l’étudiant se réfère à d’autres textes. Ainsi :

pour l’enseignant-chercheur, cela implique de ne pas toujours être en mesure de donner la définition d’un nouveau concept, non parce qu’il ne le veut pas mais parce que ce concept ne peut être compris qu’en référence à d’autres concepts, eux-mêmes inconnus des étudiants et qui seront introduits plus tard dans le cours. (Baillet et al., 2021, 10)

Selon Baillet et al. (2021), cette caractéristique peut s’entendre dans les récriminations de certains étudiants énonçant que le cours « est trop abstrait », « ne donne pas assez d’exemples », ou regrettant de ne pouvoir faire des liens entre le texte du savoir enseigné et leur expérience qu’elle soit familière ou professionnelle. En ce sens, ils incriminent la compétence pédagogique de l’enseignant alors qu’il s’agit d’une nouvelle culture du savoir à acquérir : attendre pour comprendre, entrer patiemment dans une nouvelle culture épistémique…

1.3. Des savoirs « polyphoniques »

Une troisième caractéristique des savoirs universitaires réside dans leur caractère polyphonique. En effet, lorsque les enseignants du supérieur les exposent, c’est le plus souvent en faisant appel à une pluralité d’auteurs, de sources, de références laissant place aux débats, aux nuances, voire aux polémiques inhérentes à tel ou tel sujet. Pour les étudiants novices, cette « hétérogénéité énonciative » (Pollet, 2001) est peu habituelle et ne correspond pas à ce qu’ils connaissaient au lycée. Ainsi, ils n’arrivent pas à hiérarchiser et choisir ce qui relève « des passages [du cours] par lesquels le professeur s’exprime et ceux auxquels il se réfère » (Baillet et al., 2021, 14), ceux qui constituent le cœur du problème des références plus secondaires.

Nous verrons dans la seconde partie à quel point il faut relativiser ces caractéristiques dans la mesure où les disciplines académiques possèdent des spécificités à prendre en compte pour comprendre les rapports que les étudiants entretiennent avec tel ou tel savoir enseigné.

En résumé

L’hypothèse des auteurs précités, est qu’arrivant à l’université, les lycéens devenus étudiants sont confrontés notamment à une autre culture d’apprentissage due à la caractérisation des savoirs enseignés. Ces savoirs, fortement teintés des pratiques-sources des enseignants-chercheurs, intègrent les problématiques, les questionnements et les débats concernant tel ou tel savoir. Les difficultés d’apprentissage sont d’autant plus tangibles que les savoirs sont transmis selon la forme universitaire (sous la forme d’un texte) et ne permettent pas aux étudiants d’observer ou de participer à la (ou aux) recherche(s) ayant permis leur mise en forme textuelle (ils écoutent des descriptions textuelles mais ne sont pas acculturés aux pratiques-sources les ayant produites).

Pour autant, tous les savoirs enseignés à l’université sont-ils de même nature ou bien trouve-t-on des spécificités relatives aux filières académiques et disciplines d’étude ? Cela fait l’objet de notre seconde partie.

2. Des matrices disciplinaires

Millet (2003) dans son ouvrage intitulé : Les étudiants et le travail universitaire. Étude sociologique s’attache à montrer que les nouveaux étudiants lorsqu’ils intègrent l’université doivent s’acculturer aux matrices disciplinaires inhérentes à leur filière d’étude. Cette acculturation est lente, compliquée et surtout très différente d’une discipline à l’autre.

Par matrice disciplinaire, l’auteur entend qu’il existe de fortes spécificités sociocognitives inhérentes aux disciplines d’étude. « Sur le plan des apprentissages strictement scolaires ou universitaires, des variations peuvent intervenir à la fois dans le contenu des tâches à réaliser et dans le type de technologie mobilisé dans le cadre du travail d'appropriation des savoirs transmis » (Millet, 2003, 11).

Les étudiants, en s’inscrivant dans telle ou telle filière, s’affilient ainsi à des pratiques d’étude particulières, à des types spécifiques de tradition intellectuelle, pédagogique et de socialisation, à des cadres cognitifs différents. On comprend que l’enjeu pour la réussite pour les professeurs va consister à permettre aux étudiants « d’entrer dans la culture » (Bruner, 1997) disciplinaire : accepter un temps d’acculturation disciplinaire, proposer un espace de pratiques d’étude ouvert, souple et magnanime tout en restant exigent et orienté vers cette acculturation.

Précisons ces particularités disciplinaires.

2.1. Droits d’entrée et perspectives d’avenir

La filière d’étude se caractérise premièrement par des droits d’entrée différenciés (certains très électifs et d’autres plus « tout-venant »), mais aussi des perspectives d’avenir distinctes (hypothétiques ou peu visibles dans certaines disciplines, assurées et claires dans d’autres). Les entrées et les débouchés ne sont pas de même nature d’une discipline à l’autre.

On comprend que ces caractéristiques seront déterminantes pour l’engagement de l’étudiant dans le travail universitaire, tout autant en termes de quantité de travail produit, que d’acceptation des exigences relatives à la réussite dans la filière.

Le sens (la direction et la signification) que les étudiants sont susceptibles de donner à leurs actions présentes n'est jamais complètement dissociable de l'avenir objectif qui s’offre à eux et que leur filière d’études profile avec plus ou moins de clarté. (Millet, 2003, 53)

Ainsi pourrait-on formuler cette règle à titre d’hypothèse : plus la filière d’étude se révèle difficile d’accès et porteuse d’un avenir professionnel assuré (comme cela peut être le cas pour les études de médecine et les filières de santé en général, ou bien les IUT industriels…), plus l’étudiant aura tendance à s’engager dans ses études et passer du temps au travail, plus sa motivation à réussir sera forte (c’est ce que montrent Hugrée & Poullaouec (2022) en corrélant le temps de travail consacré aux études et la disparité des filières en termes d’accessibilité).

2.2. Structuration des savoirs

La structuration des savoirs est spécifique à chaque discipline. Certaines disciplines mettent en exergue des savoirs plus scientifiques et/ou mathématisés (filière « sciences et techniques » par exemple), d’autres plus narratifs et/ou littéraires (filière « sciences humaines »…). Certaines privilégient des savoirs plutôt appliqués, d’autres des savoirs plus fondamentaux (philosophie, histoire...).

Les savoirs disciplinaires se distinguent aussi par le fait qu’ils sont pour certains grandement stabilisés (lois scientifiques historiquement validées) et, pour d’autres, plus en construction (discipline jeune, polymorphisme théorique et méthodologique).

D’autres distinctions peuvent également être évoquées : « savoirs intégrés ou polymorphes - nomologiques ou historiques… » (Millet, 2003, 17).

Ainsi, tous les savoirs savants ne sont pas identiquement formalisés et l’on comprend que les logiques cognitives sollicitées ne seront pas de même nature d’une discipline à l’autre.

En intégrant telle ou telle filière, les étudiants découvrent les spécificités épistémiques de la discipline, la valorisation de certains savoirs et la mise sous le boisseau d’autres peu utilisés.

2.3. Pour quel travail ?

Si la structuration des savoirs est différenciée, c’est aussi le travail demandé qui n’est pas le même d’une discipline à l’autre. Les tâches à réaliser ne sont pas identiques en fonction des disciplines (dissertations, exercices de type problème, mise en œuvre d’un plan expérimental, apprentissage « par cœur » de certaines règles ou notions…).

Les tâches proposées ont aussi la caractéristique d’utiliser des supports d’étude différents (livres et ouvrages d’auteurs à lire dans certaines disciplines, alors que dans d’autres des cours et polycopiés suffisent à définir le corpus à incorporer ; l’usage de dictionnaires, annales, schémas, index, lexiques est plus ou moins sollicité).

Enfin, les techniques de travail diffèrent : apprentissages par cœur et récitations écrites, mémorisations visuelles, lectures informatives, lectures herméneutiques, fiches de synthèse, fiches de lecture, notes personnelles, annotations…

Les étudiants sont inégalement préparés à ces « cultures de travail » nouvelles et le plus souvent peu explicitées.

2.4. Logiques pédagogiques

Les logiques pédagogiques se différencient également en fonction des disciplines tant en ce qui concerne le degré d'encadrement, que les rythmes et temporalités d'étude, les types d’enseignement prodigué et l’évaluation des connaissances.

Ces logiques pédagogiques obéissent à la spécificité des savoirs en jeu. Ainsi, dans certaines disciplines, on privilégiera les logiques discursives (c’est le « texte » de l’enseignant qui prévaut et que l’étudiant doit comprendre et apprendre), pour d’autres des logiques ostensives (c’est ce que montre l’enseignant que l’étudiant doit apprendre à repérer), des logiques narratives (l’enseignant cherche à faire comprendre les phénomènes à l’étude par des récits, des exemples), des logiques herméneutiques (mettre en débat des concepts ou idées pour inciter l’étudiant à l’interprétation des faits), expérimentales ; mathématiques, etc. Bien entendu, au sein d’une même discipline ces différentes logiques sont susceptibles de se compiler, pour autant, il existe des dominances qui confèrent à chaque discipline sa coloration.

La thèse à paraître de Tourneur (2025) décrit les « cultures pédagogiques disciplinaires » de 7 disciplines d’enseignement-apprentissage à l’université de Bordeaux et montre que les manières de faire cours (ou d’animer un TD, un TP) d’une discipline à l’autre varient fortement tout autant dans la mise en scène et la mise en corps des enseignants que dans le travail des étudiants au moment même où ils assistent et participent aux enseignements prodigués.

2.5. Les formes d’évaluation

Les formes d’évaluation varient aussi en fonction des types de sortie institutionnellement définie (particulièrement les différences entre concours ou acquisition de titres professionnels et obtention du diplôme par moyenne compensée). Elles entrainent des modes de travail étudiant différenciés. Par exemple, dans une logique de concours les étudiants sont appelés plus ou moins explicitement à des exercices de : « révisions, répétitions, entraînements, lectures d’annales, exercices et colles, évaluations “blanches”, classements, cours de soutien, enchaînés sans fin et sur un rythme précipité… » (Millet, 2003, 102). Dans d’autres disciplines (hors concours), la préparation peut être plus erratique, repoussée au dernier moment, moins précise quant aux attendus de réussite.

On comprend que l’acculturation disciplinaire est d’autant plus facilitée pour les étudiants que les enseignants explicitent les attendus d’évaluation. Cette explicitation se heurte à des limites certaines – il est en effet impossible d’exprimer totalement et dans les moindres détails, ce que l’on attend des étudiants et, ce faisant, même si cela était possible cette explicitation « totale » conduirait à attendre des étudiants, non pas un « apprentissage » (c'est-à-dire une prise de décision quant à l’usage des savoirs) mais une « obéissance » à des règles applicable per se (Sarrazy, 19974). Toutefois, le manque total de formulation des attendus d’évaluation laisse les étudiants dans une sorte de brouillard et d’indécision qui ne facilite pas l’acculturation à la matrice disciplinaire d’étude. Comme l’écrit Pierre Bourdieu :

la pédagogie du silence, faisant une faible place à l’explicitation, et des schèmes transmis et des schèmes mis en œuvre dans la transmission, est sans doute d'autant plus grande dans une science que les contenus, le savoir, les modes de pensée et d'action sont eux-mêmes moins explicites, moins codifiés. (Bourdieu, 1992, 193-4)

En résumé

Il existe donc des logiques cognitives, didactiques et pédagogiques propres aux matrices disciplinaires, c’est-à-dire des « cultures » différenciées inhérentes à chaque corpus de savoir disciplinaire. Les différences portent sur le statut épistémologique des savoirs, sur les logiques de connaissances, sur les traditions intellectuelles et pédagogiques, sur les objectifs de formation. Le passage de l'enseignement secondaire à l'enseignement supérieur consiste ainsi avant tout en une acculturation à des corpus de connaissances, des formes de transmission, des exercices et des évaluations différenciées selon les filières d’étude.

3. Discussion

Comme l’écrit Millet (2003, 98),

les étudiants quittent un univers de pratiques et d'exigences dans lequel, en tant qu'anciens élèves, ils ont été formés et ont intériorisé, avec plus ou moins de bonheur, des manières de travailler. En tant qu’étudiants, ils entrent de plain-pied dans un autre univers de relation qui suppose d’eux, de façon plus ou moins prégnante selon le degré de rupture pédagogique rencontrée, une conversion dans leur manière de travailler.

Cette « conversion » n’est pas chose aisée et ce, plus particulièrement, pour les néo-étudiants. Elle demande que nous continuions à enquêter sur ce passage lycée-université qui sans doute cristallise très vite les expériences de réussite et d’échec (même si, comme nous l’écrivions dans notre précédente note Open Lab5, les abandons à l’université sont de nature processuelle).

De notre point de vue, les travaux présentés dans cette note interrogent trois modalités pédagogiques à l’université :

  • la manière commune d’envisager réussite et échec en considérant l’apprentissage du seul point de vue de l’acquisition cognitive individuelle de l’étudiant ;
  • les propositions génériques d’enseignement de la méthodologie du travail universitaire (MTU) ;
  • Enfin, nous interrogeons les conditions de l’interdisciplinarité à l’université.

3.1. Apprendre : s’acculturer à une communauté de pratiques

« L’apprentissage n’est pas strictement de nature psychologique, il est avant tout de nature sociale […] » (Roiné, 2020, 105). Cette thèse que nous défendons résonne avec les travaux relatifs aux matrices disciplinaires. Pour nous, apprendre ne résulte pas tant d’une acquisition (individuelle) que d’une acculturation à une « communauté de pratiques » (Wenger, 2005), c’est-à-dire à des pratiques d’étude, des formes de travail, des manières d’être, d’apprendre et de communiquer…

En ce sens, l’étudiant débutant apprend petit à petit à entrer dans la culture inhérente à la matrice disciplinaire d’affiliation. Celle-ci organise un ensemble spécifique de traditions intellectuelles, de savoirs et de formes de transmissions, d'exercices liés aux connaissances développées, etc. Pas à pas, les étudiants intériorisent une sorte d’ethos de la discipline et du travail spécifique à celle-ci.

La filière d’étude est une puissante matrice de socialisation des pratiques. Ainsi, plus qu’apprendre tel ou tel concept, telle ou telle théorie, les étudiants apprennent un « faire comme » (Wittgenstein, 2004), une culture spécifique de travail, de communication et de restitution de ce travail.

Si l’apprentissage relève principalement d’une socialisation (à la discipline), on comprend que s’opère une sorte de renversement : plutôt que de considérer la réussite et l’échec comme émanant des seules caractéristiques psycho-cognitives des étudiants (leur intelligence, leur « rapport au savoir et à l’apprendre », leur motivation, etc.), nous pourrions renverser la focale et envisager réussite et échec du point de vue des conditions objectives qui permettent à l’étudiant d’entrer dans la culture disciplinaire.

Or, « le travail personnel demandé aux étudiants ne fait pas toujours l'objet, tant au niveau de ses finalités que de ses modalités techniques, d’une explicitation de la part de l'institution qui laisse planer le doute et le flou sur la nature des exercices à réaliser et sur les manières dont il faut s'y prendre. » (Millet, 2003, 115).

3.2. La méthodologie du travail universitaire

Les propositions d’enseignement de la méthodologie du travail universitaire (MTU) auraient peu de chances d’être efficaces si elles ne prennent en compte (du moins en grande partie) les spécificités de ce travail en fonction des disciplines d’étude. Ainsi peut-on s’interroger sur des conseils ou prescriptions méthodologiques génériques prodiguées aux étudiants.

En effet, selon les enquêtes que nous venons de résumer, suivre un cours, apprendre un cours, prendre des notes, organiser son temps, lire, faire des exercices, préparer une évaluation sont des tâches qui organisent le travail universitaire par le biais des matrices disciplinaires.

Prenons l’exemple de l’entraînement à la lecture scientifique et l’organisation de notes de lecture afférentes. Qu’est-ce que lire en médecine, en sociologie, en chimie… ? S’agit-il des mêmes types d’écrit, des mêmes supports (livres, cours, polycopiés, dictionnaires, annales, schémas, index, lexiques), des mêmes actes de lecture, des mêmes objectifs et techniques de travail (mémorisations visuelles, lectures informatives ou interprétatives, fiches de synthèse, fiches de lecture, notes personnelles, annotations) ? Nous pourrions multiplier ad libitum les exemples de ces différences pour ce qui concerne la prise de notes (voir Barry, 2018), la participation en cours (voir Tourneur, 2025), l’entraînement aux examens, l’enseignement des statistiques (voir Jutand, 2015).

Les travaux concernant la réussite étudiante au prisme des spécificités des savoirs académiques nous incitent ainsi à une certaine prudence quant au développement d’ « UE MTU transverses » censées s’adresser à tout étudiant sans que soit prise en compte la culture pédagogique disciplinaire (Tourneur, 2025) de sa filière académique.

En effet, le caractère formel des remarques techniques ne trouve pas généralement les conditions (notamment matérielles) de leur mise en exercice en restant au stade du simple discours méthodologique détaché des préoccupations concrètes. Comme l’exprime un étudiant dans le livre de Millet (2003, 130-1) :

« des conseils c'est intéressant si c’est au moment où vous le faites, c'est-à-dire on vous le fait faire et on vous dit : “oh là ça ne va pas, là vaut mieux faire comme ça”, mais autrement avoir quelque chose avant… c'est pas parce qu'on nous le dit qu'on arrive à le faire forcément c'est un travail qui se fait je dirais de longue haleine, c’est en le faisant, en se reprenant. »

3.3. L’interdisciplinarité en question

L’interdisciplinarité est à la mode dans le supérieur. La modularisation et la flexibilisation des parcours d’étude encouragent, ou tout du moins facilitent, les parcours interdisciplinaires. À la lecture des travaux de Millet (2003), on serait très frileux quant aux possibilités réelles de réussite de l’ensemble des étudiants à intégrer des parcours demandant de s’affilier à deux ou davantage de disciplines en même temps et ce, dès la première année de licence. Pourtant, certaines filières structurellement interdisciplinaires (STAPS, Sciences de l’éducation et de la formation…) montrent que l’affiliation est possible et peut engendrer des parcours de réussite.

Toutefois il nous semble opportun d’alerter la communauté lorsque des parcours interdisciplinaires moins conventionnels sont proposés aux étudiants (par exemple, sciences dures et sciences sociales ; sciences de la santé et philosophie ; mathématiques et droit, etc.) des difficultés particulières qui peuvent émerger çà et là chez les étudiants : temps d’acculturation aux disciplines plus long ; exigences de travail différenciées ; préparation aux examens différente selon les disciplines…

Notes

  • 1. Les pratiques de production des savoirs.
  • 2. Cette affirmation est remise en cause actuellement notamment avec les travaux de Barry (2018) ou Duguet (2015) qui montrent que peut exister une forte variabilité à l’intérieur des cours magistraux (variabilité inter-disciplinaire mais aussi intra-disciplinaire).
  • 3. Martinand (1992) définit les pratiques sociales de référence, comme pratiques effectives susceptibles de donner sens au texte du savoir scientifique dans des usages sociaux divers : ingénieries, productions industrielles ou artisanales, activités domestiques, activités culturelles ou idéologiques, politiques…
  • 4. Si le professeur peut expliciter le sens de ces attentes, il ne peut contrôler les usages que feront les étudiants de celles-ci dans les situations d’évaluation.
  • 5. Voir l’article précédemment publié dans la revue Études & Pédagogies : https://doi.org/10.20870/eep.2024.8444

Références

  • Aslett, A., & Roiné, C. (2024). Comprendre les sorties précoces de l’université à partir de la littérature scientifique : variables explicatives et enjeux conceptuels – Rapport de recherche de l’Open Lab In’Pact.
  • Baillet, D., Kahn, S., & Rey, B. (2021). Les savoirs enseignés à l’université : une piste pour saisir les difficultés d’apprentissage rencontrées par les étudiants de première année ?, Revue française de pédagogie, https://doi.
  • Barry, A. (2018). Manières d’enseigner et manières d’apprendre : une étude des phénomènes de sensibilité au contrat didactique chez les étudiants de Licence 3. Une contribution à la pédagogie universitaire dans les Sciences Humaines et Sociales. Thèse de doctorat, sciences de l’éducation, université de Bordeaux.
  • Bourdieu, P. (1992). (avec Loïc J. D. Wacquant), Réponses, Seuil, 1992, p. 194.
  • Bruner, J. (1997). L’éducation, entrée dans la culture. Ed. Retz, coll. Psychologie.
  • Couto, M-P., & Valarcher, M. (2022). La motivation au pied de la lettre. Construction et expression des aspirations scolaires sur Parcoursup. L’Orientation scolaire et professionnelle, 2022, 51
  • Demailly, L. (2008). Politiques de la relation. Approche sociologique des métiers et activités professionnelles relationnelles. Villeneuve-d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion.
  • Duguet, A. (2015). Pratiques pédagogiques à l’université en France : quels effets sur la réussite en première année à l’université ? Le cas du cours magistral. Recherche et formation, n° 79, p. 9-26.
  • Hamel, J. (2021). Les étudiants et étudiantes à la lumière de ce que nous savons sur les jeunes d’aujourd’hui, Éducation et Sociétés 2021/1 (n° 45), 193 à 206.
  • Hugrée, C., & Poullaouec, T. (2022). L’université qui vient. Un nouveau régime de sélection scolaire, Paris : Raisons d’agir.
  • Jutand, M-A. (2015). Études des phénomènes de transposition didactique de la statistique dans le champ universitaire et ses environnements : une contribution à la pédagogie universitaire, Thèse de doctorat, sciences de l’éducation, université de Bordeaux.
  • Martinand, J.-L. (1992). Pratiques de références, transposition didactique et savoirs professionnels en sciences et techniques, Séminaire de didactique des disciplines technologiques, Cachan, 57-64.
  • Millet, M. (2003). Les étudiants et le travail universitaire -Étude sociologique.
  • Pollet, M.-C. (2001). Pour une didactique des savoirs universitaires. Étudiants et système de communication à l’université. Bruxelles : De Boeck.
  • Rey, B. (2006). Problématisation dans le savoir universitaire. In M. Fabre & E. Vellas, Situations de formation et problématisation. Bruxelles : De Boeck, p. 143-158.
  • Rey, B., Caffieaux, C., Compère, D., Lammé, A., Persenaire, E., Philippe, J., & Wallenborm, G. (2004). Les caractéristiques des savoirs enseignés dans les Universités et les Hautes Écoles. Le Point sur la recherche en éducation, no 29.
  • Roiné, C. (2020). Analyse des labellisations en éducation – Contribution à l’étude des discours et des dispositifs contemporains en éducation. Note de synthèse pour l’habilitation à diriger des recherches. École doctorale Sociétés, Politique, Santé publique : Université de Bordeaux.
  • Sarrazy, B. (1997). Sens et situations : une mise en question de l’enseignement des stratégies méta-cognitives en mathématiques. Recherches En Didactique Des Mathématiques, 17(2), 135–166. https://revue-rdm.com/1997/sens-et-situations/
  • Tourneur, M. (2025). Mise en scène des enseignements à l’Université : enjeux pédagogiques et cultures disciplinaires (titre provisoire). Thèse de doctorat à paraître, sciences de l’éducation et de la formation, université de Bordeaux.
  • Wenger, E. (2005). La théorie des communautés de pratique. Apprentissage, sens et identité. Presses de l’université Laval, Québec, Canada.
  • Wittgenstein, L. (2004). Recherches philosophiques, Paris : Gallimard.

Résumé

L’Open Lab In’Pact continue de documenter la question complexe et multifactorielle de la réussite à l’université. Après avoir publié une première note de synthèse sur la compréhension des sorties précoces des étudiants à l’université au regard des 15 dernières années de recherches francophones (https://etudesetpedagogies.fr/article/view/8444), nous nous attelons ici à la question de la réussite du point de vue de la spécificité des savoirs universitaires.
Les étudiants qui intègrent l’université doivent s’acculturer à de nouveaux types de savoirs, de nouvelles formes de leur transmission, une autre manière d’envisager le travail qui leur est demandé. Cette acculturation n’est pas naturelle et demande que soient précisées les caractéristiques de cette nouvelle culture de travail.
La note se compose de trois parties : 1/ caractéristiques génériques des savoirs universitaires et de leur transmission, 2/ spécificités des « matrices disciplinaires » et prise en compte des « cultures pédagogiques disciplinaires », 3/ retour sur les propositions génériques en matière d’apprentissage, de méthodologie du travail universitaire et d’interdisciplinarité.

Auteurs


Christophe Roiné

christophe.roine@u-bordeaux.fr

Affiliation : Open Lab In’Pact, université de Bordeaux

Pays : France

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