Enquêtes et recherches

Étude d’un film-documentaire : regard analytique sur des subjectivités en formation

Et si un documentaire devenait le point de départ d’une réflexion puissante sur l’université ? À première vue, le lien entre le film Les défricheurs (2019), au cœur de cette analyse, et nos préoccupations universitaires semble ténu. Et pourtant, au fil des pages, cet article tisse une réflexion fine, percutante, qui nous plonge dans les tensions et les questionnements d’une transition vers l’enseignement supérieur. À travers le parcours de trois jeunes de Seine-Saint-Denis, le documentaire explore leur cheminement vers les études supérieures, entre hésitations, erreurs et progrès, le tout nourri par des échanges entre pairs. Ce qui semble être un simple témoignage sur un passage difficile devient un matériau fécond pour mener une réflexion profonde sur la construction de soi et la formation d’une conscience citoyenne et adulte. Un détour cinématographique pour mieux penser nos réalités d’enseignement supérieur et réfléchir à l’accompagnement des étudiants dans leur parcours ? C’est tout l’enjeu – et la réussite – de cet article à ne pas manquer.

Introduction

Par le travail d’investigation de deux réalisateurs, le documentaire Les défricheurs (2019) éclaire le parcours de trois jeunes gens entre lycée et études supérieures. L’approche psychosociologique que je propose ici met en valeur la dynamique de construction subjective (grâce à quelques notions : réflexivité, identité, conflit, dialogue, narrativité, générativité). L’idée majeure est que le documentaire Les défricheurs (comme d’autres « œuvres » : reportages, films, théâtre) fait faire un pas de côté au spectateur et ouvre la réflexion sur le sens de l’engagement dans des études supérieures et de l’accompagnement de la transition. En focalisant l’attention sur des histoires simples et singulières, il met en évidence la force de ce qui les entoure, les détermine, les soutient.

Je souhaite montrer que le documentaire Les défricheurs stimule une empathie chez le spectateur, mais aussi le discernement nécessaire pour reconnaître la singularité de toute subjectivité sans nier sa dimension commune (qui lie au monde), relationnelle, socialement construite, et donc plastique, dynamique, évolutive. La transition vers les études supérieures mise en valeur par ce documentaire s’avère être une expérience apprenante pour tous : pour les élèves-étudiants stimulés, enrichis, renforcés par la participation à une démarche de recherche (en tant que relecture réflexive de son itinéraire et des événements et incidents critiques qui l’ont ponctué), ainsi que pour les adultes témoins, acteurs, auteurs du reportage. Quant au spectateur curieux et actif, il peut s’interroger, avancer, tirer profit du regard empathique, à la fois analytique et compréhensif, des deux réalisateurs.

1. Explorer un documentaire

1.1. Synopsis et question d’étude

Mathieu Vadepied (auteur-réalisateur français, directeur de la photographie pour le cinéma) et Fabien Truong (enseignant-sociologue à l’université Paris 8 Saint-Denis) ont suivi, interrogé et filmé le passage entre lycée et études supérieures de plusieurs jeunes1 pendant toute une année, et conçu un récit focalisé sur trois d’entre eux :

« En juin 2016, Amine, Brandon et Faïda sont en classe de terminale à Saint-Denis. Comme de nombreux jeunes de leur âge, ils préparent le bac. Impliqués et un peu inquiets quant à leur avenir, ils écoutent avec intérêt les anciens élèves venus témoigner de leurs parcours en classe, sans tabou. De leur côté l’avenir est encore flou, mais ils se verraient bien devenir prof de sport, trader ou encore avocate. Quoi de plus difficile que de décider de son propre destin, à un âge où l’on pense souvent que les choix sont irrémédiables ? Après le bac, les chemins se séparent, mais ils restent indéfectiblement liés par leur ville de cœur. Il leur faudra traverser les frontières sociales, surmonter les épreuves, errer parfois, mais surtout apprendre à se découvrir et grandir. De retour au lycée deux ans et demi plus tard, ils témoigneront à leur tour du chemin parcouru et transmettront leurs conseils à une nouvelle génération de bacheliers. Loin des clichés médiatiques et du fatalisme ambiant, Fabien Truong et Mathieu Vadepied dressent ici le portrait de jeunes sur le point de trouver leur place dans le mode, et témoigner à leur tour »2.

Témoigner à son tour, c'est-à-dire ?

C’est dire quelque chose de ce qu’on a perçu, reçu, senti, compris ; c’est une forme de médiation, de transmission, de contre-don jamais anodins. Cela requiert un réel travail. Ici, en Seine-Saint-Denis3, la tension entre culture de la cité et culture scolaire est telle qu’elle est forcément objet de débat – en chacun, entre pairs, dans le dialogue avec des adultes. C’est cette conflictualité que j’ai voulu travailler. Savoir vibrer et partager des problématiques existentielles (et les événements problématiques), puis les élaborer par une prise de distance éclairée est en soi une compétence, générative d’empathie, de réalisme et de détachement, en transformant une expérience singulière en richesses et en appuis tournés vers autrui. Et ce, potentiellement à tout âge.

1.2. Un enjeu : sortir du formalisme, réinventer un cadre

Depuis quelques années, je privilégie l’approche et l’étude de corpus spontanés4 : ce sont des œuvres, en tant que productions humaines porteuses de sens, traversées par les problématiques, les tensions, les questions, les anxiétés propres aux mentalités d’une époque, comme l’a montré la tradition de la psychologie historique dont Meyerson5 est l’un des représentants majeurs. Les œuvres parlent du monde et le chercheur (tout un chacun) peut chercher à les interpréter, à la fois à partir de lui-même (son ressenti, son questionnement) et à partir de références et appuis symboliques et culturels qu’il a à sa disposition, qu’il cherche, qu’il fréquente et qu’il teste. Tel est l’humain en quête de sens, selon cette tradition intellectuelle (Parot, 1996 ; Aucouturier, 2013).

Dans une ligne assez fidèle à ces postulats théoriques, je m’inspire des réflexions d’Eco (1999) pour qui toute lecture (toute lecture d’œuvre, au sens large) résulte d’une dynamique entre trois intentions : la dynamique propre à l’œuvre (intentio operis), l’intention du lecteur (intentio lectoris : ce qu’il projette et anticipe de la situation) et l’intention de l’auteur (intentio auctoris). Le lecteur, l’auteur et le texte ont donc chacun leur voix propre, que l’analyse peut permettre de discerner, démontrant ainsi la polyphonie inhérente à tout texte, à toute œuvre. Une lecture coopérative tisse donc trois fils (Ost, 2012 ; Bouissou, 2022).

Je m’appuie sur un matériau déjà constitué en tant qu’œuvre, avec lequel mes questions de recherche sur la création et le développement entrent en résonance (par un effort d’examen impliqué). L’individuation est un chemin créatif, personnel, unique à chacun, que l’expérience adulte, l’épreuve du travail, la collectivité et ses normes font parfois perdre de vue. Il s’agit pourtant à mon sens d’une nécessité vitale pour les individus mais aussi pour l’ensemble d’un corps social, qui mérite qu’on s’y engage (par exemple en cherchant, en écrivant, en tissant du sens pour soi et pour autrui).

Porter un regard curieux sur le matériau que constitue le documentaire permet de creuser des notions concernant le développement à l’adolescence (mécanismes cognitifs, sociocognitifs, affectifs, construction de l’identité, réflexivité, intérêt du débat et de la délibération, fonction de la conflictualité dans la formation de l’esprit et dans la construction du jugement moral et de l’éthique) ; il interroge aussi le développement de l’adulte et du professionnel et son potentiel de générativité, notion trouvée chez le psychiatre et psychanalyste américain Erikson6. Il y a donc continuité, correspondance, c’est mon hypothèse, entre ado/ulescents (nos élèves/étudiants) et adultes (nous-mêmes, nos collègues, collaborateurs, etc.).

L’analyse du documentaire permet de valoriser et de remettre en lumière, je l’espère, la richesse interprétative d’une démarche systémique et holistique : « je me transforme pour aider les autres à faire de même » ; la dynamique qui lie les parties prenantes est formative et transformative. Je me propose ainsi de tester un paradigme constructiviste et performatif de la recherche-action pour l’ensemble des protagonistes : chacun, potentiellement, apprend et se transforme en plongeant dans un mouvement commun de questionnement, de discernement et peut ainsi développer une aptitude à la recherche de sens et à la créativité en matière de compréhension et de rapport au monde.

Je me suis posé cinq questions pour défricher à mon tour le matériau, imaginant un dialogue, comme un entretien d’explicitation (Vermersch, 2019) visant l’élucidation de faits psychiques et d’opérations cognitives implicites :

Pourquoi ton attention s’est-elle portée sur ce documentaire Les défricheurs ? Comment qualifier l’expérience de ces trois jeunes ? Ce qui te touche en particulier… ? Comment accompagner les adultes ? Un moment préféré dans le documentaire ?

Ces questions ne constituent pas pour autant le plan suivi dans ce texte, car entre l’analyse guidée par des questions et l’écriture d’un texte qui en rend compte, il y a le temps de l’élaboration. C’est à un pas de côté que je convie le lecteur. Nous ne sommes pas tout à fait dans une démarche de sciences participatives, ni dans la médiation, ni dans la vulgarisation. Je me situe plutôt dans la mise en évidence, par l'étude (l’inférence) des procès à l’œuvre dans les dynamiques relationnelles, subjectives, sociocognitives, normatives et dans le développement des individus, qu’ils soient singuliers, ou éléments actifs d’ensembles en interaction.

Le cours de psychosociologie du développement (Licence 3) que j’anime à l’université Paris 8 Saint-Denis est problématisé et scénarisé à partir de cette idée : les étudiants (y compris l’enseignante), en se documentant et en plongeant dans l’étude et l’interprétation des supports pédagogiques et artistiques, participent d’une expérience formative, apprenante, dont ils ont à rendre compte (l’organiser et la mettre en forme) en s’aidant de notions vues dans le cours7.

2. Étude : « Comment cela résonne en toi ? »

2.1. Avant tout des adolescents

Amine, Brandon et Faïda arpentent un monde qui les dépasse. Pour eux comme pour d’autres, l’expérience scolaire puis universitaire laisse des traces, fait parler, penser, confronte à des paradoxes, provoque, interpelle, perturbe et dans le meilleur des cas fait grandir. Le lycée puis l’université sollicitent un dépassement de soi pour être vécus dans leur dimension transformative.

L’expérience scolaire à l’adolescence peut à la fois n’avoir rien d’exceptionnel sans être banale, et résonner intensément dans la vie et le développement d’un être. Développement au sens d’accès à une pensée de sa place et de sa destinée (son passé, son présent, son futur), dans la vie et le monde social. Les tensions que ces trois jeunes connaissent sont donc propres à l’adolescence, relèvent d’un phénomène naturel et sont essentielles à la construction de soi. Comme veut l’illustrer la figure 1, l’adolescent découvre l’intensité des tensions entre des enjeux opposés (tensions qui, sans être propres à la période, s’y révèlent avec vigueur) : vivre ici aujourd’hui et se projeter ailleurs, rêver et s’ancrer dans la réalité, croire et admettre un réel indépassable, se conformer et sortir du cadre, s’occuper de soi et vivre dans le monde… L’enjeu est d’explorer ces polarités, de s’appuyer sur ces tensions pour y trouver l’énergie créatrice d’orientation et d’affirmation de soi.

Figure 1 – Grandir à l’adolescence : intensités et polarités contraires

2.2. Entre dialogue et vérité

La question de la vérité/mensonge est posée dès les premières minutes du film, dans la contradiction entre « ce que je pense » et « ce que je crois devoir dire » et elle se repose dans la bouche d’Amine à la toute fin du reportage, quand il évoque ses premiers rêves et le chemin réellement parcouru, les épreuves se révélant après coup comme des occasions d’avancer. La recherche de vérité ou de validité du raisonnement se fait, non par revendication d’une position auto-référencée (« je suis donc je sais »), mais par le travail (en soi, par soi et dans la relation avec les autres, notamment les pairs) et par la réflexivité que les études et la socialisation estudiantine aident à structurer.

Se cherche et se construit une vérité de l’expérience ; forgée dans le dialogue, elle se partage avec les pairs qui assistent et réfléchissent comme le ferait un chœur antique. Un moment est à cet égard particulièrement remarquable (autour de la minute 26) où deux garçons racontent à leurs copains (se racontent et s’expliquent) la réunion-prépa dans un « grand lycée parisien », leurs sensations et réactions au milieu d’autres élèves accompagnés par leur famille, l’appréciation de leurs chances objectives et subjectives : une épreuve pour eux, une traversée qui enrichit parce que patiemment et sincèrement décrite à cet instant du film, déconstruite et reconstruite, dans le courage d’une vérité qui cherche sa voie/x…

2.3. Quand les filles parlent dans la ville : entre-soi et for intérieur

Dans le dialogue entre Faïda et sa sœur (minutes 18-21), s’esquisse une approche ouverte du monde : leur ville, leur vie avec les autres, y compris les inconnus qui traversent l’arrière-plan, dont on entend les voix et auxquelles elles répondent face à la caméra. Ainsi résonne le monde extérieur avec ses bizarreries, ses injonctions et ses contradictions complexes qu’elles ont plaisir (et douleur) à dévoiler, dans la controverse et la complémentarité. Elles aiguisent une capacité de jugement, de discernement mais aussi de pondération et de justesse, aux antipodes d’une rhétorique idéologique.

Les deux filles nous montrent, dans un plan séquence fascinant, comment les idées se forment dans la choralité et dans l’espace, avant d’être totalement intégrées et de fait plus délicates à approcher ou à étudier. Techniquement, la notion d’inter-intrapsychique développée par Vygotski permet de comprendre le passage du plan interactionnel sur lequel se forme une compétence – langagière et dialogale notamment – au plan intériorisé, et dès lors inobservable, de l’intrapsychique8. On touche ici, semble-t-il, le sens même de l’apprenance : un processus d’intégration, c'est-à-dire le passage du plan socio-relationnel où se forment les premiers échanges du sujet avec son milieu, vers l’espace plus intérieur et plus intégré des connaissances, expériences, dispositions propres à chacun.

La dynamique spatio-temporelle à l’œuvre dans l’expression chorale des filles (sans exclusive) a déjà été mise en lumière : par exemple dans le film Les roses noires (Milano, 2012), dans un reportage radio Ma cité mon cocon. Jeunes filles entre elles et entre soi (Mohand & Confavreux, 2006) ou dans le spectacle F(l)ammes (Madani, 2017). La choralité, manière d’investir les espaces et les temps dans la parole et le dialogue, est une piste de recherche et de développement pleine de promesses : elle permet d’élaborer l’existence et l’expérience vécue en s’en détachant, par la confrontation, la disputatio avec la semblable, la sœur, l’amie, la voisine… Elle révèle les potentiels du dialogue amical (proximité-distance, compréhension-discernement) entre sens du tragique et de la dérision : ressources de création, d’encapacitation et d’émancipation (Fleury, 2015 ; Bouissou, 2020, 2021).

3. Tout un chacun : singulier commun

3.1. Individuations tout au long de la vie

Si Brandon, Amine et Faïza ont sans doute tiré des bénéfices en termes de connaissance de soi, de renforcement du sens donné à leur itinéraire (un sens au-delà de l’ego), l’adulte aussi déplace le regard sur des parcours dignes d’intérêt et propices à réflexion. Le documentaire Les défricheurs fait saisir l’expérience universitaire en tant que dynamique intergénérationnelle. Je considère en effet que chaque protagoniste grandit et accomplit un certain trajet dont on perçoit les moments-clés au cours du film. Une éthique de l’écoute et de l’échange se déploie (via le prof qui surgit dans le film, via les enquêteurs, via le spectateur) : chacun à sa manière cherche à comprendre, met en forme des images et des paroles… accomplit un travail (recherche, écriture, médiation), mené dans le silence de sa réflexion ou par ses actes et ses interventions. De fait, soulignons-le, il s’agit d’un postulat herméneutique9 : le spectateur est un interprète en quête de sens…

Ici comme dans d’autres œuvres, l’accompagnement d’une jeunesse reconnue dans son besoin d’être entourée et guidée, semble être le trait le plus fort, le mobile le plus déterminant de l’action et de l’engagement des adultes impliqués dans ces œuvres (qu’ils en soient les auteurs, les participants ou la chercheure qui les analyse). Comme l’aurait dit Erikson (1959)10, analyseur des mutations tout au long de la vie, l’enjeu développemental d’une vie adulte mature se trouve dans la compétence de générativité : transmettre, agir, se transformer soi-même pour le développement des autres. Cela souligne la nécessité d'un ancrage éthique de l'éducation en tant que générativité et en tant qu’espérance en la possibilité de prendre une part déterminante dans la guidance de l'évolution et du changement (Séverac, 2018). Les notions de capabilités, plasticité, psychologie positive intégrative, normativité et discernement sont quelques-uns des appuis intéressants pour penser l’action éducative, ses mobiles, ses enjeux.

Plus largement, en considérant les individus, les milieux et les tensions, mais aussi les imbrications, les interactions, les causalités complexes, l’accompagnement éducatif des jeunes gens vise une forme d'accomplissement, d'écart vis-à-vis d’identités héritées et trop vite acceptées ou peu stabilisées… Cette quête s’étend sur toute la vie et se reconfigure en fonction des enjeux propres aux différentes périodes ; elle est cruciale à l’adolescence, elle reste présente de manière plus ou moins intense toute la vie. Au sens philosophique du terme, il s’agit d’accomplir une individuation, comme l’entend par exemple Fleury (2015) ou avant elle Simondon (1989)11 : un chemin par lequel une entité vivante (un homme, une femme, un collectif, un animal) se différencie d’elle-même par les échanges qu’elle entretient avec son ou ses milieux, actualise un potentiel, puise dans ses réserves « pré-individuelles » pour répondre à des problématiques, des angoisses, des tensions avec son milieu, pour répondre à des nécessités d’ajustement, d’adaptation, de créativité.

Aussi, le professionnel de l’accompagnement ne peut faire fi de l’exigence d’un travail sur soi : je m’individue par d’incessantes transitions qui sont autant de défis, en me considérant moi-même en devenir, délibérant et nourrissant la vie de l’esprit (m’inspirant d’autres pensées, d’autres recherches, d’autres œuvres et appuis) entre intériorité, discernement, conscience éthique et engagement dans des choix et des conduites. On pourrait aussi se référer à l’approche de Nussbaum (2008) et à sa vision ouverte et située des besoins humains qu’elle propose d’envisager comme autant de capabilités, dans un projet social global. Cette position singulière, unique, de chacun, peut nous conduire à développer des pratiques décoïncidentes12 proches de l’art, de la création, de l’invention de récits. En posant un peu différemment les questions, on échappe aux effets d’enlisement, de rhétorique, de lieux communs propres à toute discipline : autrement dit, en suivant Deleuze13, à fuir les effets de recognition, déterritorialiser, contre-effectuer et devenir-autre.

Les acteurs de la création, éducation, orientation se rencontrent parfois et leurs différences se révèlent sources de richesse en matière de connaissance et d’action dans le monde, pour peu que la rencontre soit organisée et challengée (Houllier & Merilhou-Goudard, 2016), pour peu que théories et pratiques résonnent ensemble, pour peu que soient traduits en conduites génératives (réfléchies, choisies, délibérées), les produits de la recherche et les avancées de la pensée sur les enjeux de transformation : une offre cognitive, une offre opératoire pour reprendre les termes de Michalon (2019) à propos de l’approche One Health14.

3.2. Une science qui régénère

Une piste de travail autour des SHS et de la formation réside dans le développement d’une science de la générativité, le critère premier étant, selon moi, l’implication des jeunes dans le processus de la recherche en tant que protagonistes systémiques. Cette initiative s’adresse particulièrement aux chercheurs ou acteurs engagés dans un travail d’accompagnement, de formation, de transmission, de partage intergénérationnel, de construction de narrativités propres à soutenir, à tisser le lien social et l’H-histoire (dans le double sens de récit d’une nation et récit singulier de chacun).

Parce que la dynamique est trans-formatrice, il s’agit d’explorer un paradigme de la performativité de la recherche pour l’ensemble des parties prenantes : réflexivité, élaboration de l’expérience, narrativité, conflictualité, créativité ; l’implication dans la recherche est en soi transformative, non pas seulement par la connaissance formalisée qu’elle produit, mais de manière plus immanente. Ainsi, une science générative telle que je l’entends est une approche pratique, herméneutique et scientifique qui résonne – au sens que Harmut Rosa donne à ce terme15 avec le paradigme des Sciences et Société : les questions de science ouverte, le développement des CV narratifs16 sont des tentatives d’essaimage, de résonance, d’écho et d’ouvertures réciproques entre l’université, ses travaux, et d’autres mondes alentour qui eux aussi œuvrent... Elle intéresse le domaine de la formation et de l’éducation au sens le plus étendu. Située, ouverte, partageuse, elle invite à étudier tout en les produisant, des processus de recherche, de création, de performativité, de renouvellement (Bouissou, 2020, 2022).

Plus pragmatiquement, une science de la générativité intègre une veille attentive et pro-active sur les évolutions et sur les problématiques de transition, de transformation sociale et de compétences en émergence ; elle démontre aussi le souci de l’engagement dans l’accompagnement et l’orientation tout au long de la vie – tant dans les études que dans les champs socio-professionnels –, et le souci d’en mesurer et d’en analyser les effets. Elle alimente la mutation des métiers d’encadrement, d’enseignement et de supervision. Elle favorise la porosité et la coopération entre les problématiques universitaires et des questions sociales et politiques où sont impliqués d’autres acteurs ou secteurs d’activité.

Les CV narratifs me semblent donc intéressants à considérer comme des outils de réflexivité et de relecture professionnelle et personnelle (une auto-évaluation plus formative que sommative…) mais aussi dans la vision d’une science mature, d’une institution, d’une nation aussi, consciente de son devoir d’évolution, de sa transformation nécessaire, de son exigence de devenir-autre dirait Deleuze, à la fois comme motivation intérieure et comme nécessité sociale et anthropologique ; d’où l’idée de science générative qui entraîne une autre question : comment un chercheur, y compris dans la maturité, se renouvelle, prend une conscience plus accrue de l’enjeu de générativité propre à cette étape de vie (comment agir et quoi transmettre ou construire, pour quoi, à qui, avec qui et avec quoi ?).

4. Âges et entourages, en dynamique

J’ai voulu montrer que, comme d’autres réalisations (théâtre, cinéma ou radio), Les défricheurs font faire un pas de côté et stimulent la réflexion sur l’accompagnement des jeunes, et les potentialités de réalisation que le moment offre aux étudiants concernés et à ceux qui les entourent. Comment l’expérience adolescente comme l’expérience étudiante et enseignante peuvent-elles être nourries, enrichies, renforcées par la participation à une démarche réflexive et créative de recherche ? Et dans quel objectif ?

Un début de réponse : en orientant le regard et l’écoute de l'altérité pour reconnaître voire pour générer l'expérience et l'accomplissement de « sujets-témoins-acteurs », y compris dans l’épreuve et la difficulté qui font grandir, et construire des récits (plus que des discours). Ainsi, je vise une approche sensible et systémique du développement humain, par l’expérience vécue, la participation à l’aventure de la connaissance ; je cherche à favoriser la fluidité de la conduite autant que la solidité psychique, à développer (à tout niveau) une critique qui ne soit pas jugement (Sauvé & Orellana, 2008 ; Nussbaum, 201117). Il s’agit aussi de tenir à distance l’emprise utilitariste18 qui guette toutes les parties prenantes.

En tant que conseillère scientifique à la direction générale de l’enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle, ce travail d’analyse et d’élaboration contribue, je l’espère, à la définition de critères concernant « la réussite » (ou « les réussites ») c'est-à-dire comme rendant visibles les progrès, épreuves, efforts, accomplissements de tout un chacun. L’approche One Health19 pourrait d’ailleurs nous inspirer pour revitaliser et reproblématiser la question de la réussite y compris dans ses dimensions organisationnelles, institutionnelles, territoriales, pour construire une vision plus holistique, dynamique et stratégique de l’action et de l’expérience universitaires.

Notes

  • 1. Le travail des deux réalisateurs est présenté ici : https://www.fabientruong.com/acceuil/film/
  • 2. Voir https://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/58495_0. Voir aussi Vadepied et al. (2019).
  • 3. Mais ce n’est pas le seul endroit en France et cette réalité très répandue (massifiée, pourrait-on dire) est toutefois porteuse d’inattendus et d’enjeux favorables à l’individuation : c’est une hypothèse, fondée sur un renversement de paradigme, une sorte de conversion, pour une orientation et une interprétation du réel, les plus ouvertes aux possibles (Didi-Huberman, 2009).
  • 4. Spontané au sens de ce qui surgit dans le vécu du chercheur, qu’il intègre dans son corpus sans l’avoir construit, qu’il tente de prendre comme tel. Toutefois, parce que toute perception est déjà (re)construction, une partie du travail consiste pour le chercheur à élucider les raisons de son choix. Aussi, je privilégie une attention flottante à l’écoute d’un ressenti, pour ensuite le travailler, l’expliciter à l’aide de notions que je convoque pour l’occasion (une re-connaissance). Ces notions se révèlent d’autant plus pertinentes, judicieuses, éclairantes, que je ne les ai pas a priori sélectionnées pour les appliquer ensuite. Au contraire, je les retrouve, dans une mémoire enfouie qui renaît, qui revit.
  • 5. Parot (1996).
  • 6. Houde (2020). La générativité désigne la volonté d'installer et de guider la prochaine génération, la préoccupation quant à l'établissement et au conseil des générations futures, le souci de perpétuer l'humanité (dimension communale) tout en promouvant les capacités personnelles (dimension agentique).
  • 7. Un ensemble de ressources sont à disposition des étudiants (documentaire Bigger than us, site de la compagnie théâtrale Madani, interview du metteur en scène et des acteurs non professionnels). Ces corpus sont présentés aux étudiants en tant que produits d’une recherche, scientifique ou artistique, révélateurs de représentations, valeurs, idéaux-types plus ou moins conscients, à partir desquels tout un chacun se construit et que nous pouvons examiner, discerner à l’occasion de ce cours, et en nous appuyant sur des notions et paradigmes (psychosociologie du développement et psychologie historique) : identité, inter-intrapsychique, représentations, conflit, réflexivité, entretien, œuvre, narrativité, générativité.
  • 8. Grangeat (2016).
  • 9. Besson (2021).
  • 10. « Les générations futures dépendront de l’aptitude de chaque individu à faire passer chez ses enfants un peu de l’enthousiasme vital qu’il aura sauvé des conflits de son enfance. » (Erikson, 1959, p. 200).
  • 11. Bouissou (2023).
  • 12. Il s’agit des pratiques sociales ou professionnelles ou créatives, qui rouvrent des champs de possibles, en permettant de se dégager des adhésions passives, des collectifs grégaires, en trouvant des brèches, des fissures, des initiatives pour aller vers de nouvelles réponses à des problématiques humaines, sociales, politiques. Il s’agit d’un style de vie, de pensée, de conduite (Julien, 2017).
  • 13. Simont (2005).
  • 14. En pratique, l’approche holistique de la santé [One Health] implique la participation et la collaboration de nombreux acteurs : décideurs, chercheurs, professionnels et citoyens, de l’échelle locale à l’échelle internationale. Pour ces acteurs, souvent habitués à travailler indépendamment, il s’agit d’un véritable changement de paradigme pour lequel ils doivent être préparés et accompagnés (Lefrançois, 2024).
  • 15. Bernard (2023). Une résonance présente quatre composantes : -conscience d’être en contact, interpellé, touché, se sentir en position de destinataire ; -réaction physique, qui relie au monde ; -assimilation d’un fragment du monde qui nous transforme ; -cette transformation n’est ni prévisible ni maîtrisable : elle survient.
  • 16. Voir https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/criteres-du-label-science-avec-et-pour-la-societe-saps-49490. Voir aussi https://openscience.pasteur.fr/2021/11/08/comment-changer-levaluation-de-la-recherche-pour-une-evaluation-plus-qualitative/
  • 17. Cukier (2015).
  • 18. Voir le dernier ouvrage de Dubet et Duru-Bellat (2024).
  • 19. Voir note 15.

Références

  • Aucouturier, V. (2013). La psychologie libérée, La Vie des idées. https://laviedesidees.fr/La-psychologie-liberee
  • Bernard, F. (2023). La pédagogie de la résonance selon Hartmut Rosa : comment l’école connecte les élèves au monde https://theconversation.com/la-pedagogie-de-la-resonance-selon-hartmut-rosa-comment-lecole-connecte-les-eleves-au-monde-197732
  • Besson, R. (2021). Le cinéma de Frederick Wiseman. Cinémadoc. https://doi.org/10.58079/mtc9
  • Bouissou, C. (2020). Recherches en Éducation à la lumière du féminin. Encapacitation et transformation, Paris, Iste Education.
  • Bouissou, C. (2021). Ici l'exil, au loin l'essence : récits, identités et recherche performative. Du rapport au genre à des genres de rapport. Revue Humanités des Suds et des Orients. Hors-série n° 1 Genres et pratiques dans le monde arabe et méditerranéen https://shs.hal.science/halshs-03387982/document
  • Bouissou, C. (2022). En quête de résonances, déployer l’écriture. Revue Communication (Université Laval), numéro spécial « Écrire la recherche autrement : regards réflexifs et pratiques contrastées » 39 (1) https://doi.org/10.4000/communication.15562
  • Bouissou, C. (2023). Georges Simondon. Déployer, générer, grandir. https://doi.org/10.58079/onzn
  • Cukier, A. (2015). Martha Nussbaum, Les Émotions démocratiques. Comment former le citoyen du xxie siècle ?, Terrains/Théories, https://doi.org/10.4000/teth.321
  • Didi-Huberman, G. (2009). Survivance des lucioles. Éditions de Minuit, Paris.
  • Dubet, F., & Duru-Bellat, M. (2024). L’emprise scolaire, Éditions Sciences Po, Paris.
  • Eco, U. (1999). Lector in fabula. Paris, LGF.
  • Erikson, E.-H. (1959). Enfance et Société, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel.
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Résumé

Dans le documentaire Les défricheurs (2019) que j’étudie ici, il est question d’orientation et de transition ; autant de questions, hésitations, épreuves, erreurs, progrès vécus par trois jeunes gens vivant en Seine-Saint-Denis, mais aussi partagés, élaborés dans des échanges nourris avec les pairs. Les auteurs montrent ce que produisent sur eux l’obligation et la chance de se projeter vers l’enseignement supérieur, les tensions internes et les mises en mots, sans les camoufler ou les banaliser.
D’abord spectatrice du documentaire, j’ai souhaité y revenir et approfondir une réflexion sur les tensions psychiques et leur expression, afin d’en montrer l’importance dans la formation d’une conscience réflexive, citoyenne et adulte.
Le documentaire a résonné, en effet, et me permet de creuser une analyse psychologique du développement (mettant en œuvre les fondamentaux de ce champ de recherche : neutralité bienveillante, néanmoins structurée par des connaissances clés dans ce champ de recherche). L’analyse conduit ensuite à proposer une manière spécifique de mener des recherches, avec des corpus dits spontanés, c'est-à-dire moins formalisés que les dispositifs de recherche construits et structurés en fonction d’objectifs scientifiques déterminés en amont. Il permet, enfin, d’envisager la démarche de recherche générative comme une recherche-action-création, impliquante pour l’ensemble des parties prenantes, transformatrice des liens sociaux et symboliques mais aussi générative d’évolution pour chacun, chercheur ou artiste y compris : une série d’emboîtements et de résonances éthiques, théoriques et méthodologiques.

Auteurs


Christine Bouissou

christine.bouissoup8@gmail.com

Affiliation : université Paris 8 Saint-Denis et Direction générale de l’enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle

Pays : France

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