Regards croisés

« Résoudre le syndrome de la page blanche de Laurine ». Quand le dispositif échoue ou qu’il réussit trop bien

Comment faire face à un blocage dans l’écriture, à ce que l’on nomme couramment le « syndrome de la page blanche » ? Cet article propose une plongée dans une situation vécue par un formateur en travail social, confronté à l’empêchement d’écrire d’une étudiante. À travers une monographie, au sens de la Pédagogie Institutionnelle, les auteurs retracent le processus d’élaboration collective qui a permis d’analyser cette situation et d’interroger leurs propres postures professionnelles. Entre récit, échanges et réflexions, ce texte témoigne d’une démarche singulière, où l’écriture devient à la fois un outil d’analyse et un levier pédagogique.

Introduction

Entre octobre 2023 et juin 2024, nous, les auteurs de cet article, Christel, Sylvie, Léo et Julien, avons participé à une formation à l’écriture monographique avec une dizaine de nos collègues formateurs de l’IRTS PACA Corse. Cette formation, financée par notre employeur, a été animée par Patrick Geffard, professeur émérite en sciences de l’éducation, fondateur et acteur de nombreux réseaux et groupes de pédagogie institutionnelle (PI).

Cet article est issu de cette formation, et se compose de deux parties. La première partie est une présentation du contexte de production de ce texte, que l’on appelle une monographie, et de quelques explications sur le processus d’écriture, utiles à la compréhension de cette monographie. La deuxième partie est la monographie proprement dite, c’est-à-dire le texte produit par les quatre auteurs au cours de cette formation.

1. Éléments de contexte et de méthodologie : quelques clefs pour comprendre ce qu’est une monographie en général et ce à quoi renvoie cette monographie en particulier

1.1. Une formation de formateurs en travail social à l’écriture monographique

La formation durant laquelle a été produite cette monographie s’adressait à des formateurs en travail social, desquels nous faisions partie. Elle avait deux objectifs principaux : initier les participants à la PI et les former à la pratique de l’écriture monographique, telle qu’elle se pratique dans ce courant pédagogique. Les temps de formation étaient « institutionnalisés », c’est-à-dire qu’ils étaient régis par les principes de la PI et organisés autour de plusieurs dispositifs pédagogiques propres à ce courant, que l’on appelle des « institutions ». Chaque séance commençait par un quoi de neuf ? duquel parfois nous tirions certains fils pour nos travaux d’écriture. S’en suivait un conseil d’organisation au cours duquel chaque participant pouvait donner des informations, faire des propositions, féliciter, remercier ou faire une critique. Nous terminions nos journées par un ça va-t’y ? Ces institutions, et d’autres, sont décrites dans l’ouvrage que Patrick Geffard a écrit avec Arnaud Dubois et Gérald Schlemminger, Une pédagogie pour le XXI° siècle. Pratiquer la pédagogie institutionnelle dans l’enseignement supérieur (Dubois et al., 2023).

Le reste du temps de formation était consacré à l’écriture des monographies. Dans l’ouvrage précédemment cité, un chapitre est consacré aux monographies. La définition qui en est faite est la suivante : « Dans le courant psychanalytique de la pédagogie institutionnelle dans lequel nous nous inscrivons, une monographie est un récit écrit d’une situation vécue par un professionnel de l’éducation dans sa pratique et qui a fait l’objet d’un travail d’élaboration en situation groupale (Dubois, 2017) ». L’écriture monographique est donc un processus de travail qui alterne des temps d’écriture sur une situation vécue et des discussions et réflexions collectives sur cette situation, jusqu’à ce que les participants décident d’arrêter… Le résultat de ce travail est un texte, qui peut prendre de multiples formes, et qui se présente donc souvent comme le récit d’une situation vécue, enrichie des élaborations du groupe. Nous ne pouvons que recommander la lecture de l’ouvrage cité à quiconque voudrait en savoir plus sur les monographies et la PI.

1.2. Un travail d’écriture monographique : le nôtre

Quelques mots maintenant concernant le processus de formation qui a conduit à l’écriture de cette monographie. Notre travail a débuté par un temps d’écriture individuelle. Patrick nous a proposé d’écrire un texte dans lequel nous devions décrire une situation pédagogique dans laquelle nous étions engagés émotionnellement. Nous étions seize, seize textes ont été écrits et lus, trois furent élus à la suite d’un vote. Dont celui le Léo. Il portait le titre qui reste celui de cet article : Résoudre le syndrome de la page blanche de Laurine. Nous avons ensuite formé des groupes. Les personnes intéressées pour travailler sur un des textes élus se sont regroupées. Christel, Sylvie et Julien ont rejoint Léo.

La monographie qui suit est donc composée de deux parties. La première est le texte de départ, celui que Léo a écrit et qui a été élu. Ce texte fut à la base du travail de groupe que nous avons effectué. La seconde partie est composée de textes écrits durant les temps d’élaboration en situation groupale ou entre deux séances d’écriture monographique. Ils ont été écrits et sont signés par leurs auteurs mais suivent toujours un temps d’élaboration collective. La forme finale de la monographie a été validée par les quatre membres du groupe.

Dans cette deuxième partie, le prénom de l’auteur précède chacun des textes (par exemple « Christel : »). Chaque changement d’auteur est indiqué. Si ce choix d’écriture peut sembler singulier et inhabituel, c’est qu’il l’est. En effet, ce choix est le résultat d’un travail et d’une décision de notre groupe. Les autres groupes, ceux qui se sont constitués autour des deux autres textes élus, n’ont pas fait ces choix d’écriture, preuve que l’écriture monographique, telle qu’emmenée et animée par Patrick, est moins une méthode qu’un « outil malléable qui s’adapte à la main du travailleur » (nous empruntons la formule à Freud, formule écrite dans une lettre à Pfister à propos de l’application de la psychanalyse à l’éducation). Chacun des groupes a produit une monographie (qui a été partagée une première fois dans Échos P.I.) qui reflète un processus d’écriture singulier. La monographie que vous vous apprêtez à lire ne prétend donc pas offrir une méthode d’écriture ou faire office de modèle. Elle tend à témoigner et à partager un cheminement collectif. Elle résulte de choix. Elle a été augmentée de cette longue introduction, nécessaire à la bonne compréhension de l’objet de ce travail, et de quelques ajouts en soin sein, ajouts qui devraient, nous l’espérons, permettre au lecteur de ne pas trop se perdre (voire pourquoi pas de s’y retrouver).

Récapitulons : la monographie que vous allez lire est la trace d’un travail collectif fait à partir du récit d’un praticien de l’éducation. Elle est un « moyen, pour les praticiens, de décrire et de penser leur pratique ». Vasquez et Oury (1982) considéraient que les monographies jouaient un rôle de médiation dans les groupes d’enseignants et c’est ce que celle-ci a aussi permis. Précisons que le travail d’écriture monographique n’a pas forcément vocation à susciter un travail de théorisation. Les références bibliographiques sont quasiment inexistantes dans cette monographie. Passées celle de l’introduction, les deux uniques références sont de celles que l’on peut partager avec des collègues, le plus souvent dans des cadres informels. Elles n’ont pas de but ou d’ambition spécifiquement scientifique. Elles alimentent la discussion et accompagnent le processus d’élaboration. Notons à ce titre que l’une d’elle, quoique écrite par Meirieu (2007), professeur émérite en sciences de l’éducation, a été publiée dans le magazine pour enfants J’aime lire. C’est dire notre sérénité vis-à-vis de notre place et de notre positionnement scientifique.

Cet article n’est donc pas un article de recherche… et ce même s’il donne à lire une recherche... La recherche est ici recherche de sens et de compréhension, recherche de dialogue. Travail du collectif, aussi.

1.3. Quelques éléments de contexte relatifs à la situation décrite dans la monographie

La situation décrite dans la monographie a eu lieu lors d’un module de formation intitulé « Lire Dire Écrire », module proposé à un groupe d’étudiants éducateurs en première année de formation. Ce module de formation, obligatoire, était composé de quatre journées. La méthode pédagogique principalement utilisée dans ce module était celle de l’atelier d’écriture. L’autorisation à l’écriture, le plaisir et l’écriture de soi y sont particulièrement travaillés. Ainsi, et aussi anachronique que cela puisse paraître, les objectifs sont avant tout d’écrire, sur soi le plus souvent, à partir de sa propre expérience de la vie et de l’écriture, et d’y prendre du plaisir. Proposition est faite aux participants de lire leurs productions écrites (ils n’y sont pas contraints).

La situation décrite dans la monographie s’est déroulée durant la première des quatre journées de ce module. Cette journée avait lieu en tout début d’année scolaire, au mois d’octobre, la veille même du premier jour de la formation à l’écriture monographique, ce que le « Hier » de début de la monographie trahit. C’est donc un récit « à chaud ». Les prénoms ont été anonymés. Le « je » du texte qui suit immédiatement est celui de Léo Lebrun, formateur en charge de l’accompagnement aux écrits et à la lecture des étudiants et animateur d’ateliers d’écriture. Certains éléments de ce texte pourront paraître assez subjectifs (comme le mot « théâtral » par exemple) et ce, pour une bonne raison : ils le sont. Le récit attendu est, rappelons-le, celui d’une situation dans laquelle le praticien est engagé émotionnellement. Il laisse donc la possibilité à des émotions et des ressentis de pouvoir s’exprimer, autrement dit à une subjectivité de pouvoir s’exprimer. Le goût de Léo pour l’écriture et sans doute aussi, celui pour l’humour et l’ironie (doublé d’une certaine propension au débordement), s’y retrouvent exprimés de façon plus ou moins volontaire. Nous avons fait le choix de les garder. Ce texte étant la base de notre travail collectif, il n’était pas pertinent de tenter de le « lisser », au contraire.

Passons maintenant à la monographie.

2. Résoudre le syndrome de la page blanche de Laurine : la monographie

Hier, à Marseille. Première journée du module Lire Dire Écrire.

La matinée débute par l’élaboration de l’ordre du jour d’un conseil d’organisation. Pour cette première journée, je propose trois rubriques : « Informations », « Présentations » et « Propositions ». J’invite les étudiants présents à s’inscrire dans les rubriques. Je fais les premières propositions (comme c’est le cas habituellement lors des premières journées de ce module) puis plusieurs étudiants proposent de s’inscrire. Tout du moins prennent-ils la parole pour partager quelque chose en lien avec les thèmes du module de formation. Ils ne demandent pas toujours de façon explicite de s’inscrire. Ils prennent la parole et c’est moi qui les inscris dans l’une ou l’autre des rubriques, parfois même entre deux rubriques, quand la distinction entre présentation et proposition n’est pas nette.

Parmi les étudiants qui prennent la parole : Laurine. Elle explique qu’elle a « le syndrome de la page blanche ».

Peut-être car c’est mon premier jour de formation de l’année et qu’avec lui flotte une certaine excitation, peut-être car c’est ma rencontre avec cette nouvelle promo d’étudiants et qu’un léger stress m’accompagne, j’écris au tableau : « résoudre le problème de la page blanche de Laurine ». Écrivant au tableau, je lance un théâtral « J’ai la méthode ! Celle qui marche à tous les coups ! Résultats garantis. » N’est-ce pas Freud qui a dit que l’humour était le plus sophistiqué des mécanismes de défense ?

L’ordre du jour reste au tableau toute la journée et le syndrome de la page blanche aussi. Vers la fin de l’après-midi, je le reprends et dis : « il nous reste à résoudre le syndrome de la page blanche de Laurine ».

La consigne est la suivante : écrire pendant cinq minutes sans s’arrêter. Peu importe ce que l’on écrit, il faut écrire. Tout ce qui nous passe par la tête. On lira ce qu’on a écrit si on veut, aucune obligation. Si on ne veut pas lire, on ne lit pas. L’important c’est d’écrire sans trop réfléchir, « sans se prendre la tête », sans se demander si c’est bien ou non.

Main sur le chrono, prêts ? C’est parti !

Mais Laurine n’écrit pas. Je m’approche.

  • Écrivez, Laurine.
  • Je ne sais pas quoi écrire…
  • Écrivez ça, écrivez « Je ne sais pas quoi écrire ».

Laurine écrit « Je ne sais pas quoi écrire » puis s’arrête à nouveau. Je lui dis de réécrire sa phrase. Elle la réécrit. Pendant trois minutes. Puis s’arrête à nouveau. Je me rapproche d’elle et me met à sa hauteur. Je l’encourage à écrire ce qui peut l’empêcher d’écrire. Mais Laurine me répond « Je ne sais pas. » Je lui réponds d’écrire ça, d’écrire « Je ne sais pas ce qui m’empêche d’écrire » et Laurine l’écrit.

Je ne sais pas si elle commence à pleurer à ce moment ou si elle pleure un peu plus tard.

Au moment des lectures, je lui propose de lire et elle refuse. Je n’insiste pas mais sa voisine, Patricia « 39 ans, 3 enfants » (c’est ainsi qu’elle s’est présentée au début de la journée) propose de lire pour elle. Laurine dit « si tu veux » et Patricia lit.

Ça commence par « Je ne sais pas quoi écrire. » et cette phrase est répétée quatre ou cinq fois. S’ensuit le « Je ne sais pas ce qui m’empêche d’écrire. » que je lui avais suggéré puis : « Peut-être la peur. Peut-être la honte. » Patricia finit de lire et dit : « Ce qui est super, c’est qu’elle a fini par écrire quelque chose. » Après ça, c’est mouchoir party. Patricia pleure, Laurine pleure et peut-être une ou deux autres personnes. Je dis : « Je ne sais pas ce qui se passe dans ce coin-là de la salle mais ça fait que chialer ! C’est pas possible ! » et ma boutade détend l’atmosphère. Laurine rit, Patricia aussi, nous rions tous ensemble en faisant tourner les paquets de mouchoirs.

Je serais tenté de dire que « c’était bien » ou « tout est bien qui finit bien » car, sur le moment, c’est ce que je me suis dit. Une étudiante qui essaye, une autre qui la soutient, un groupe qui accueille, difficile d’en demander plus. Cependant, le passage par l’écriture pondère ce « c’était bien » car je sens bien que Laurine souffre de cette impossibilité d’écrire (et peut-être aussi de l’atelier d’écriture, de mes consignes et de mes blagues). Pourtant, sa prise de parole lors du temps d’évaluation est rassurante. Elle dit que ce qu’elle a retenu de la journée, c’est que « la page blanche n’existe pas », « qu’il suffit d’écrire une phrase pour qu’elle disparaisse ». Je peux donc dire que j’ai résolu le problème de la page blanche de Laurine. Mais pour le reste…

Suite à l’élection de ce texte et à la constitution des groupes, plusieurs temps de travail collectif se sont déroulés. L’idée était d’élaborer à partir du texte de départ et de tenter de comprendre ce qui avait pu se jouer durant cette situation pédagogique. Un temps de discussion précédait un temps d’écriture. Les textes qui suivent sont issus de ce travail. Ils sont organisés en quatre parties. Chaque partie s’attache à analyser un élément (un mot, une phrase, une expression) du texte ou une impression (voire une intuition). Trois sur quatre de ces parties sont titrées à l’aide d’extraits du texte travaillé ci-dessus. Lors de ces temps de travail, Patrick passait pour échanger avec nous et nous incitait à écrire.

2.1. « J’ai la méthode »

Léo : Lors des réunions de notre groupe d’écriture monographique, il nous a été difficile de passer à l’écrit. Comme si Laurine nous avait transmis sa maladie. Les discussions se prolongeaient et, à deux reprises, il a fallu que Patrick nous dise « Il faudrait que vous écriviez maintenant » pour que nous nous lancions. La première fois, nous avons écrit sur notre rapport à l’écrit et sur la difficulté d’écrire. Suite à l’évocation du texte de Philippe Meirieu Pourquoi il est si difficile d’écrire ? texte que j’avais lu et partagé avec Christel, nous avons écrit individuellement à partir d’une même question : pourquoi il m’est si difficile d’écrire ? La deuxième fois, nous avons écrit sur les réactions que nous pouvions avoir quand ce que nous proposons aux étudiants « ne marche pas ». Il est intéressant de constater que lors de ces deux temps d’écriture, c’est l’intervention de Patrick qui nous « pousse » à écrire. Je serais tenté d’écrire nous « autorise ». En effet, par son intervention, Patrick nous dit « ce que vous dites est intéressant, vous pouvez l’écrire » mais il nous dit aussi « maintenant, écrivez. » car nous sommes dans un groupe d’écriture monographique, pas en analyse de pratiques, en supervision ou au café du commerce. Patrick est celui qui nous autorise et celui qui fait autorité. Il nous rappelle l’une des raisons principales de notre présence ici : écrire.

Julien : À l'écoute de la première version de la situation, me revient en mémoire le « Je n’y arriverai jamais » de Pontalis dans Fenêtres et qui traverse ici le formateur comme l’étudiante. Affirmation de l’impuissance, doute et malaise. Dans l’expression « Je n’y arriverai jamais » c’est souvent le « y » qui reste caché. Je n’arriverai jamais à quoi ? Où ? Et Pontalis de conclure « Si nous comprenions le monde, nous n’en ferions pas partie, nous qui sommes incapables de nous comprendre. »

2.2. « Résoudre le syndrome »

Léo : Un autre jour, j’aurais pu me contenter d’inscrire le prénom « Laurine » dans les présentations suivi de « page blanche » ou « syndrome page blanche ».. J’aurais pu lui proposer de présenter son syndrome de la page blanche (et de l’inscrire dans la rubrique « Présentations » ce qui aurait était plus proche de sa demande) mais je note dans la rubrique « Propositions » de « résoudre le syndrome de la page blanche de Laurine ». D’une certaine façon, je me propose – pour ne pas dire je m’impose – de résoudre le syndrome de la page blanche de Laurine. Comme me le fait remarquer Julien, je ne me soucie pas vraiment du fait que le syndrome est un terme médical et qu’on ne « résout » pas un syndrome mais qu’on le traite, qu’on le guérit ou qu’on le soigne. Comme en atteste sa définition, le syndrome est un ensemble de plusieurs symptômes ou signes en rapport avec un état pathologique. Cette étudiante me dit « J’ai le syndrome de la page blanche », j’entends « Je suis malade », ce « je suis malade » devient « soignez-moi » et avant même qu’elle n’ait fini d’exprimer ce qu’elle avait à exprimer, je lui dis que je vais la soigner.

2.3. Un dispositif redoutable : quand le dispositif échoue (ou qu’il réussit trop bien)

Léo : La première journée de formation à l’écriture monographique est survenue entre deux journées de formation. J’ai donc revu Laurine et le groupe quelques semaines après avoir commencé à écrire. Laurine était présente (j’avais peur qu’elle ne le soit pas). Alors que nous sortions de la salle pour la pause déjeuner et qu’elle n’avait pas lu un seul de ses textes de la matinée, j’ai demandé à Laurine si elle souhaiterait lire ce qu’elle a écrit à notre retour. Elle m’a répondu « Ah non ! Mon objectif d’aujourd’hui, c’est de ne pas pleurer. » Et ce jour-là, Laurine a atteint son objectif : elle n’a pas pleuré de la journée. Malheureusement, je crois que son objectif de ne pas pleurer ressemble au mien voulant résoudre « à tout prix » son syndrome de la page blanche. On ne s’aide pas toujours en se donnant des objectifs. Comme si les objectifs nous détournaient de notre véritable objectif. Mon travail est de mettre au travail les étudiants, à organiser les conditions de leur passage à l’écrit, et à les encourager à s’exprimer, notamment à l’écrit, en faisant une place à leur subjectivité (pour pouvoir se l’autoriser dans leur activité professionnelle) mais aussi à leur créativité, leur humour, leur poésie. Comme a pu le dire Christel lors de l’un de nos échanges, l’essentiel n’est pas d’écrire pour écrire (je crois qu’elle a même dit « On s’en fout de l’écriture, le but ce n’est pas qu’ils te tartinent des pages et des pages »). Je suis d’accord avec elle mais, malgré cela, j’ai du mal à ne pas voir la non-écriture et la non-lecture comme des échecs. Au fond de moi, je me dis « S’ils n’écrivent pas ou s’ils ne lisent pas, c’est que j’ai mal fait mon travail. » et ce, alors même que je suis convaincu que l’important ne se situe pas uniquement dans la production. S’interroger, essayer, échouer, ne pas oser puis se lancer, sont autant de critères qui pourraient attester de la réussite d’un atelier, là où le fait de répondre mécaniquement à une consigne sans en retirer une réflexion sur son expérience ou sa professionnalisation pourrait être analysé a posteriori comme un échec. Beaucoup de ceux qui ont commencé par « se planquer », ne pas lire, ceux qui ont bégayé ou ont quitté les ateliers quelque peu décontenancés font sans doute partie de mes plus belles réussites (quoique j’ai du mal, à chaud, à les considérer ainsi). Car écrire n’est pas accessoire même si ce n’est pas le seul et unique objectif. C’est peut-être ça qui est le plus délicat : écrire est le but ET un moyen, voire « un simple moyen ». Même s’il y a de « simples moyens » qui sont bien compliqués... Cela fait écho aux hypothèses d’analyse de la partie précédente. Le groupe d’écriture monographique est un espace collectif où les regards, les subjectivités et les analyses se croisent pour éclairer une situation pédagogique mais ce sont aussi des espaces d’écriture. Cela implique qu’il faut écrire. L’écriture est l’objet du groupe d’écriture monographique même si ce n’est pas forcément le seul.

Julien : Quand le dispositif pédagogique semble ne pas atteindre son but, quand l’accompagnement que je propose semble ne pas permettre à l’autre de dépasser ses difficultés ou de s’engager, que se passe-t-il ? Chaque échec est singulier bien sûr. Il y a les échecs tout neufs, les premières difficultés dans l’accompagnement d’un étudiant, qui peuvent être motrices, voire valorisantes, en ce qu’elles signent la nécessité de ma présence. Et puis il y a les échecs récurrents, les « vieux » échecs que je finis par traîner comme des boulets, ceux qui, deux ans après, me rappellent que mes efforts ont été vains, ou pire, que mes indulgences ont été trahies. Dans ces cas-là, je peux avoir le sentiment très fort d’avoir été pris pour un con : tout cet investissement pour ça ? C’est très simple comme sentiment, très primaire, mais très puissant. Comment s’en défaire ? Quel dispositif pour accueillir et contenir à la fois les difficultés de l’étudiant et les états d’âme du formateur ?

Léo : Le rien, la page blanche, le refus de la lecture, le silence sont beaucoup plus insécurisants pour moi que le trop plein. D’ailleurs, si je repense à ce que j’écris sur mes ateliers et mes accompagnements, ce sont très souvent les ateliers (lapsus, je voulais écrire étudiants) qui ne parlent pas, qui n’écrivent pas, qui ne lisent pas, qui me mettent le plus en difficulté. Si j’ai l’impression de pouvoir accueillir le trop-plein, il m’est plus difficile d’accueillir le rien ou le presque rien. Il me semble assez évident que cela vient toucher à la raison de ma présence ici : aider les étudiants à écrire. Si les étudiants viennent me voir et arrivent à écrire, c’est comme si le contrat était rempli (je dis ça de façon très schématique mais c’est un peu ça).

Christel : Qu’est-ce que j’éprouve quand le dispositif pédagogique échoue ? Est-ce le dispositif qui échoue ? Ou moi ? Le dispositif en lui-même lorsqu’il n’est pas adapté, je peux tenter de le réadapter. Ce qui vient me toucher c’est quand j’ai le sentiment d’être le dispositif, quand j’ai le sentiment d’avoir échoué, d’avoir échoué quelque chose dans la relation, dans la rencontre, dans l’accompagnement. Le dispositif n’est qu’un outil. Même sur un atelier d’écriture, l’écriture en elle-même n’est-elle pas qu’un outil ? Est-ce que l’objectif c’est vraiment écrire ? Si c’est ça, en effet, on peut considérer comme réussite l’atelier dans lequel tout le monde écrit, l’ensemble des participants met des mots sur une page. Objectif atteint. Mais est-ce que tout ce qui se passe dans les contours de cet atelier n’est pas tout aussi important que l’écriture en elle-même ? Cette image me fait penser à la ligne rouge de la maison verte. La maison verte (fondée par Françoise Dolto) est un lieu d’accueil pour les enfants, de la naissance à quatre ans, accompagnés de leurs parents. Ce lieu d’écoute, de parole et de jeu permet l’articulation de la structuration du jeune enfant et du social. Pour les enfants, deux grandes règles matérialisent la question de la loi et de la socialisation, celle de l’obligation de porter un tablier pour jouer au bac à eau, et celle de respecter l’espace dédié aux vélos et objets roulants identifiée symboliquement par une ligne rouge au sol. Cette ligne sert de frontière, elle délimite un espace, les espaces propres à chacun, un cadre, une loi à respecter et elle est l’occasion d’éprouver les notions de dedans, de dehors, d’intérieur, d’extérieur, de règles, de limites, de lien, d’autorité et de frustration, ce qui développe d’ailleurs beaucoup de créativité et d’imagination chez les enfants pour se confronter à la règle voire la transgresser. Ce qui est important, ce n’est pas uniquement le fait de faire respecter cette règle. C’est de venir interroger tout ce qui se passe autour de cette ligne. Les tentatives, les frustrations, les dépassements ; cela devient un signifiant, cela vient signifier quelque chose qu’il est peut-être difficile à dire autrement. Le fait de ne pas écrire pendant un atelier d’écriture, est-il un signifiant visible pour dire quelque chose de trop difficile, le fameux « de quoi ça parle ? » Ce qui peut mettre à mal, c’est la difficulté à identifier de quoi ça parle ? Il y a un effet miroir dans ce processus, la situation parle certainement de plusieurs choses et en miroir. La situation d’échec, et pour l’étudiant et pour le formateur confronte les deux. Par l’échec de l’étudiant, le formateur voit peut-être son propre échec, le formateur renvoie de la déception, qui lui est peut-être rendue. Je suis formateur, et je ne suis plus celui qui va aider, qui va trouver, qui va maîtriser, mais j’ai le sentiment de décevoir celui qui n’y arrive pas. Effet miroir et de contre-miroir, dans l’échec et dans la déception. Chacun renvoie à l’autre l’échec et la déception. Le passage à l’écrit est peut-être l’aboutissement d’un processus interne de réflexion, d’émotion, de sécurité qui permet de se donner à voir, d’extraire de soi, de donner à lire à l’autre. C’est peut-être l’aboutissement d’un processus de rencontre. C’est un pas pour aller vers, un pas pour s’extérioriser.

2.4. « Mais pour le reste… »

Julien : Dans mes expériences d’écriture, le regard de l’autre est une chose présente, parfois pesante, même quand « l’autre » n’est pas là. Lorsque j’écris, je me demande souvent ce que « quelqu’un » penserait de ce que j’écris et cela oriente inévitablement ce que j’écris ou n’écris pas. Pourtant je m’en défends. J’essaie d’écrire quand même ce qui semble vouloir venir mais cela n’est jamais complètement le cas. La question est : qui est cet Autre ? N’est-ce pas surtout moi-même, c’est-à-dire le regard que moi-même pose sur moi ? Il serait alors question de mon propre jugement sur moi-même, de ce que je pourrais moi-même penser de mes productions. Et il y a sans doute de cela aussi dans l’écriture : le regard que les autres pourraient poser sur moi et le regard que je porte moi-même sur moi. Ça fait beaucoup de regards...

Sylvie : Écrire me partage entre le plaisir d’écrire et la terreur. Le plaisir en fixant des mots sur une page, fixer les mots c’est faire exister ce que j’ai à dire, le partager. J’aime les mots et leurs capacités à dire, leur complexité selon où ils se placent dans la phrase. Et pourtant je suis partagée avec une terreur… qu’on « me » lise dans ces écrits, que les mots posés ne soient pas justes et ne disent pas ce que je veux exprimer. Que certains mots s’invitent dans mes phrases et me fassent douter fortement sur ce que je viens de dire en l’écrivant. Entre la peur « d’être » lue et celle d’être interprétée, je crois bien que la seconde est pour moi plus importante. Ma difficulté d’écrire semble directement reliée à ce que je crois être et ce que l’on croit que je suis ou encore à ce que l’on croyait que j’étais, une personne qui ne saurait pas écrire.

Christel : Pourquoi m’est-il si difficile d’écrire ? L’écrit fixe, fige par les mots ma pensée. Il fige la pensée que je donne à l’autre. Ce don se fait d’ailleurs souvent sous la contrainte. Je n’offre pas mon écrit ou mes écrits, on me les arrache. Je ne contrôle plus, je ne maîtrise plus ce qui m’a été pris de force. La question du don revient souvent, se donner à voir, se donner à lire, alors que je ne donne pas. Je me rends compte également qu’il m’est d’autant plus difficile d’écrire en fonction de qui va me lire. Le regard de l’autre sur moi, c’est peut-être ça qui me fige. Peut-être le nœud est-il là ?

Léo : Je me souviens qu’après ce temps d’écriture, Christel a dit « En fait, je ne sais pas si j’aime écrire. Je crois que non. J’écris parce que je dois écrire. » Peut-on s’en satisfaire ? Et qui est ce on ? Juste moi ? Aussi fou que cela puisse paraître, je crois que je rêve que le plaisir et le travail soient liés. Je ne supporte pas l’idée que travailler puisse faire souffrir. Je ne rêve pas d’un travail sans tension ni conflit mais d’une normalité de joie. Que les tâches et les missions de chaque travailleur prennent sens pour lui. Ainsi, qu’un formateur ou qu’un travailleur social qui doit écrire en souffre est quelque chose de difficile à accepter. Comment est-il possible de se satisfaire de cet état de souffrance ? N’est-ce pas là tout l’enjeu, ou tout du moins l’enjeu premier, des ateliers d’écriture ? Ne plus souffrir d’écrire ? Ne plus faire de ce passage à l’écrit quelque chose qui nous rend « malade » au point de considérer que l’on est atteint d’un syndrome, peut-être incurable, le syndrome de la page blanche ?

Conclusion

Le lecteur, ici arrivé, est peut-être un peu frustré de ne pas trouver de remède miracle au syndrome de la page blanche. La technique de Léo qui consiste à faire écrire la première chose qui vient, y compris si c’est « Je ne sais pas quoi écrire. », est efficace. Mais elle n’est pas garantie à « 100 % », comme il s’amusait à le dire (il ne le dit plus depuis). Habitué à faire avec ce qui est écrit, il a dû faire avec ce qui ne parvenait pas à l’être.

Les techniques, méthodes et ruses pédagogiques peuvent avoir une grande efficacité mais il peut être dangereux de les considérer comme absolument efficaces. Le risque est que la méthode se retourne contre ceux et celles qu’elle entendait aider. Aucune méthode, aucune ruse pédagogique, ne peut se passer d’une attention à ce qui advient.

Le travail d’écriture monographique offre la possibilité aux praticiens d’accéder à une forme de réflexivité vis-à-vis de leur travail. Notamment à ce qui ne marche pas ou plus, à ce qui coince et irrite. Il incite à poser un regard critique sur sa pratique en s’attachant à explorer la complexité des situations singulières. En ce sens, la monographie n’a pas, selon nous, la nécessité d’être conclue. Au contraire. Par définition incomplète et non-exhaustive, elle permet de relater une situation pédagogique et témoigne d’un processus de travail collectif qui invite le lecteur à sa propre interprétation.

Pour utiliser la métaphore photographique, nous pourrions dire que le texte initial est celui de la capture de l’image. L’image n’est pas encore visible (même si on pensait qu’elle l’était). Le travail en situation groupale agit ensuite comme le révélateur. Par la discussion mais aussi l’écriture collective sont révélés les détails invisibles d’une situation pédagogique. Apparait ce que le praticien avait voulu capturer… mais aussi ce qui lui a échappé et qui s’est invité sur la photo. C’est sur ces seconds éléments qu’on s’attardera, qu’on se risquera à l’analyse, considérant que l’écriture a moins valeur ici dans sa capacité à rendre compte qu’à interroger. Ce travail de « révélation » peut sembler sans fin. Le partage de la monographie est le bain d’arrêt. La publication, c’est le vernissage de l’exposition.

Références

  • Dubois, A. (2017). Accompagner les enseignants Pratiques cliniques groupales. https://doi.org/10.3917/har.prade.2017.02
  • Dubois, A., Geffard, P., & Schlemminger, G. (2023). Une pédagogie pour le XXIe siècle Pratiquer la pédagogie institutionnelle dans l'enseignement supérieur. Champ Social. https://shs.cairn.info/une-pedagogie-pour-le-xxie-siecle--9791034607969?lang=fr
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Résumé

Cet article est une « monographie », au sens où la définit la Pédagogie Institutionnelle. Écrite par quatre formateurs en travail social, elle donne à voir une situation de blocage face à l’écriture, blocage nommé par l’étudiante concernée comme le résultat du « syndrome de la page blanche ». Le formateur engagé dans cette situation partage avec trois de ses collègues formateurs des réflexions et des hypothèses d’analyse autour de ce que cet empêchement et sa propre volonté de résoudre « à tout prix » ce problème peuvent signifier. L’introduction et la première partie du texte donnent des éléments permettant de comprendre ce qu’est une monographie, à la fois en tant que processus d’élaboration sur la pratique et en tant que production d’un type particulier d’écrit professionnel. La seconde partie de l’article est la monographie proprement dite.

Auteurs


Léo Lebrun

leo-lebrun@irts-pacacorse.com

Affiliation : IRTS PACA Corse

Pays : France

Pièces jointes

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